De la frontière entre la vie personnelle et la vie professionnelle
Un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut en principe justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.
Existe-t-il une frontière entre la vie personnelle du salarié et sa vie professionnelle? Est-elle étanche ou poreuse ? Le droit disciplinaire trouve-t-il à s’appliquer ? Le sujet est complexe et a donné lieu à une construction jurisprudentielle foisonnante de la Cour de cassation.
Amorcée en 1997, l’évolution jurisprudentielle n’a pas toujours été très claire. Quelques arrêts rendus dans le courant des années 2000 ont jeté le trouble. Mais depuis la décision de la chambre mixte de la Cour de cassation de 2007 (Cass. ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40.803, Semaine sociale Lamy n° 1310, p. 5, note Ph.Waquet), la jurisprudence semble fixée. Le Conseil d’État ne s’y est pas trompé et a rendu le 15 décembre 2010 un arrêt confirmant et synthétisant les positions des magistrats du quai de l’Horloge. Dans cette lignée prestigieuse, la chambre sociale de la Cour de cassation vient de rendre à son tour un arrêt pédagogique dans une affaire où la vie personnelle vient côtoyer la vie professionnelle.
DES VIES PARFOIS CONFONDUES
Quand la vie personnelle s’inscrit dans la vie professionnelle
Un « ouvrier nettoyeur » est licencié pour faute grave suite au retrait de son permis de conduire. Les faits ayant donné lieu à la perte de tous ses points se sont déroulés en dehors du lieu et du temps de travail. Dans sa lettre de licenciement, l’employeur constate qu’« il n’était plus en mesure de conduire le véhicule mis à disposition dans le cadre de son activité professionnelle ». Or, le permis de conduire de l’intéressé était « nécessaire à l’exercice effectif de son activité consistant à sortir les poubelles de différentes copropriétés pour le compte d’une entreprise de nettoyage ». Dans cette logique, le salarié « ne peut donc plus remplir, en conséquence, les missions inhérentes à ses fonctions dans les conditions antérieures ». Bref, des faits inhérents à la vie personnelle d’un salarié (défaut de port, à maintes reprises, de ceinture de sécurité) percutent frontalement sa vie professionnelle, de telle sorte que ces deux vies ne font plus qu’une et autorisent l’employeur à procéder à un licenciement pour faute grave.
Le concept de « vie personnelle » a eu les honneurs de la jurisprudence de la Cour de cassation. Selon Philippe Waquet, Doyen honoraire de la Cour de cassation, « cette notion avait une qualité : éviter les controverses sur ce qui relevait de l’intimité de la vie privée et sur ce qui était un comportement public. Mais elle avait un défaut : celui de désigner à la fois deux situations différentes : celle du travailleur salarié pendant l’exécution du travail, et celle du travailleur salarié en dehors de l’exécution du travail » (« Vie privée, vie professionnelle et vie personnelle », Dr. soc. 2010, p. 14).
L’application par exception du droit disciplinaire
Un fait de vie personnelle peut-il justifier un licenciement disciplinaire ?«Quand il n’est plus au travail, le salarié redevient un homme libre et ce qu’il peut faire de (dans) sa vie ne regarde pas l’employeur » (« Protection de la personne du salarié, intérêt de l’entreprise et construction prétorienne du droit du travail », J.-Y. Frouin, JCP S 2010, p. 1087). Hors du temps et du lieu de travail, le salarié n’est pas dans un état de subordination, l’employeur ne peut donc pas exercer son pouvoir disciplinaire. C’est précisément ce schéma qui est en cause dans l’arrêt commenté. La cour d’appel avait bien relevé que « le salarié s’était vu retirer son permis de conduire à la suite d’infractions au code de la route commises en dehors de l’exécution de son contrat de travail ». Exit donc le pouvoir disciplinaire de l’employeur qui n’avait pas vocation à s’appliquer pour des faits relevant de la vie personnelle.
Pour autant, la jurisprudence admet par exception l’application du droit disciplinaire. Soucieux de pédagogie, l’arrêt commenté délivre le mode d’emploi.
Un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire « s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail ».
Exemples : des injures proférées contre l’employeur à l’extérieur de l’entreprise et hors du temps de travail mais devant des personnes que le salarié était chargé d’encadrer (Cass. soc., 10 déc. 2008, n° 07-41.820) ; le retrait du permis de conduire sous l’empire d’un état alcoolique en dehors de son temps de travail d’un salarié affecté en exécution de son contrat de travail à la conduite d’un véhicule (Cass. soc., 19 mars 2008, n° 06-45.212). La Cour de cassation a également admis une faute grave pour un cadre commercial violant une obligation particulière de probité (Cass. soc., 25 janv. 2006, n° 04-44.918 ; sur ces questions, « La vie personnelle, une forteresse et quelques souterrains », P. Adam, RDT 2011, p. 116). L’arrêt commenté est muet sur cette exception. Doit-on en déduire qu’elle n’est plus recevable ?
DES VIES SOUVENT SÉPARÉES
Le trouble objectif ou le franchissement de la frontière« Dans ta vie personnelle, fais ce qu’il te plaît. » Si une immunité disciplinaire de principe s’observe, le salarié ne saurait pour autant agir en toute impunité. Un acte commis dans la vie personnelle du salarié peut heurter l’intérêt légitime de l’entreprise. L’employeur peut alors se situer sur le terrain du icenciement personnel à raison du trouble objectif. Cette notion de « trouble objectif », encore mal connue, est capitale. « Elle permet de résoudre le conflit de logiques entre la liberté du salarié et l’intérêt légitime de l’entreprise » (Ph. Waquet, précit.). Le trouble doit être suffisamment caractérisé. Il faut tenir compte des fonctions occupées par le salarié et de la finalité de l’entreprise. Le trouble doit être objectif, c’est-à-dire provoquer une réelle impossibilité de maintenir la relation de travail («De l’interférence vie personnelle /vie professionnelle », J.-E. Ray, Semaine sociale Lamy n° 1386, p. 12). Était-ce le cas dans l’arrêt commenté ? La démarche de l’employeur aurait eu probablement plus de chances d’aboutir s’il s’était placé sur ce terrain.
Cette argumentation subtile, qui distingue le disciplinaire du non-disciplinaire, a récemment été synthétisée par le Conseil d’État (CE, 15 déc. 2010,n° 316.856, Conclusions G. Dumortier, RDT 2011, p. 99, «Nouvelle réduction du champ de la faute disciplinaire du salarié protégé », M.-C. Rouault, F. Duquesne, Semaine sociale Lamy n° 1491, p. 6). À cet égard, plusieurs observations peuvent être présentées (voir « Chronique des jurisprudences sur la représentation du personnel », L. Pécaut-Rivolier, Y. Struillou, Semaine sociale Lamy n° 1486, p. 8, spéc. p. 12) :
• un fait de vie personnelle ne constitue pas une faute et ne peut valablement justifier un licenciement sur le terrain disciplinaire « sauf s’il traduit la méconnaissance par l’intéressé d’une obligation découlant de son contrat de travail »;
• le fait pour un salarié recruté sur un emploi de chauffeur, de commettre, dans le cadre de sa vie personnelle, une infraction de nature à entraîner la suspension de son permis de conduire, ne saurait être regardé comme une méconnaissance par l’intéressé de ses obligations contractuelles à l’égard de sonemployeur. La symétrie avec les faits de l’arrêt commenté est frappante.
L’affirmation confirme l’abandon de la jurisprudence de 2003 (Cass. soc., 2 déc. 2003, n° 01-43. 227), confirmée en 2008 (précit.) qui autorisait l’employeur à se placer sur le terrain disciplinaire pour des faits similaires ;
• un acte ou un comportement du salarié survenu en dehors de l’exécution de son contrat de travail peut constituer un trouble objectif au fonctionnement de l’entreprise, de nature à justifier un licenciement non disciplinaire; ce trouble doit être apprécié au regard de la nature des faits en cause, de leur gravité et du niveau de responsabilité du salarié. Au-delà de la frontière : le reclassement ?
L’osmose entre la Cour de cassation et le Conseil d’État est quasi totale. Subsiste peut-être une divergence. Dans ses conclusions, le rapporteur public Gaëlle Dumortier évoque la possibilité de reclasser le salarié le temps de la suspension du permis de conduire. Certes, sa position est nuancée. Le rapporteur public exclut cette faculté dans le cadre d’un licenciement pour faute. Madame Dumortier est également dubitative s’agissant d’un licenciement pour trouble objectif.
« En revanche, cet élément peut jouer en amont, lorsqu’il s’agit d’apprécier l’impact du comportement extérieur de l’intéressé sur la vie de l’entreprise. À ce stade, l’intéressé peut utilement faire valoir que la suspension de son permis de conduire n’a une durée que de quatre mois […], qu’il est susceptible d’être remplacé pendant cette durée par l’autre conducteur- ripeur de la benne et que lui-même est en mesure de poursuivre son activité sur un emploi de ripeur. »
Voilà une belle question qui sera certainement posée à la chambre sociale de la Cour de cassation.
Semaine Sociale Lamy, 12/05/2011