> Les jours de carence augmentent les inégalités et poussent au surprésentéisme
Le Monde.fr | 22.02.2013 | Par Denis Monneuse, sociologue, enseignant à l'IAE de Paris
L'annonce par Marylise Lebranchu de la suppression du jour de carence des fonctionnaires a déclenché une salve de réactions. Malheureusement, comme souvent lorsque l'on parle d'absentéisme, les passions et les joutes politiques prennent le dessus, empêchant la survenue d'un débat serein qui s'appuierait sur des observations un tant soit peu scientifiques. D'où ce petit mémo pour tenter d'éclairer le débat à partir de la revue de littérature (en gestion et en médecine) et d'enquêtes de terrain.
Les abus sont-ils fréquents ? Il existe bien entendu des "professionnels de l'absentéisme". Mais, contrairement à ce qu'avancent les cabinets spécialisés dans le contrôle médical, les abus ne sont pas si fréquents. Ils se concentrent essentiellement sur les très courts arrêts (moins de 3 jours) et les longs arrêts. D'après les enquêtes de l'Assurance maladie, 5 % à 10 % des arrêts seraient abusifs. Ce qui signifie que plus de 90 % des arrêts sont médicalement justifiés !
Les jours de carence ont-il un effet sur l'absentéisme ? Oui. L'absentéisme résulte en partie d'un choix conscient et rationnel : qu'est-ce que je gagne à m'absenter contre qu'est-ce que je perds en m'absentant ? L'indemnisation des arrêts maladie est donc un des facteurs jouant sur le taux d'absentéisme.
Ce phénomène est visible dans les entreprises qui prennent en charge les jours de carence pour leurs salariés uniquement à partir d'une certaine ancienneté (après la période d'essai, après un an d'ancienneté...). On observe alors une différence de taux d'absentéisme entre les nouveaux embauchés qui ont trois jours de carence (ils sont moins absents que la moyenne) et les salariés plus anciens dont l'entreprise prend en charge les trois jours de carence (ils sont plus absents que la moyenne).
Ne plus prendre en charge les jours de carence fait-il baisser l'absentéisme ? Oui. Certaines (rares) entreprises ont osé dénoncer leur accord collectif qui prévoyait la prise en charge des jours de carence. Dans les mois qui suivent, l'absentéisme diminue. Cependant, l'arrêt de la prise en charge des jours de carence s'accompagne souvent d'autres mesures pour lutter contre l'absentéisme. Donc la baisse d'absentéisme constatée ne peut pas être 100 % attribuable à la fin de la prise en charge des jours de carence.
Prendre en charge les jours de carence fait-il monter l'absentéisme ? Oui. Les entreprises qui se mettent subitement à prendre en charge les trois jours de carence voient généralement leur absentéisme augmenter les mois suivants. C'est le cas par exemple quand deux entreprises fusionnent alors qu'elles n'avaient pas la même politique sociale. Si la nouvelle entité prend en charge les jours de carence, les salariés dont les jours de carence n'étaient pas pris en charge auparavant ont tendance à augmenter leurs absences.
Les jours de carence ont-il des effets délétères ? Oui. Ils dissuadent certains salariés malades de s'arrêter. Pour désigner ces salariés qui travaillent tout en étant malades, on parle de surprésentéisme (sickness presenteeism en anglais) ou de présentéisme tout court. Ce phénomène semble en augmentation, notamment du fait de la crise économique. La prise en charge ou pas des jours de carence a un effet direct sur l'ampleur du surprésentéisme.
Le surprésentéisme augmente l'absentéisme à moyen terme : le salarié dégrade sa santé. Au lieu de s'arrêter cinq jours l'année N, il risque de s'absenter dix jours l'année N+1. Le surprésentéisme est aussi un danger pour les collègues (contamination, erreurs, tensions entre collègues...). Paradoxalement, les employeurs n'ont donc pas intérêt à moyen terme de valoriser le surprésentéisme.
Malheureusement, ce phénomène est encore peu étudié en France, contrairement aux pays anglo-saxons, au Canada et à l'Europe du Nord qui s'inquiètent de ce phénomène. J'ai mené la première enquête d'ampleur sur ce sujet en France. Elle sera publiée fin août 2013 chez De Boeck sous le titre Le surprésentéisme : travailler malgré la maladie. Elle révèle que plus de la moitié des Français s'adonnent chaque année à au moins un jour de surprésentéisme au travail.
Les jours de carence augmentent-ils les inégalités ? Oui. Les cadres s'arrêtent beaucoup moins que les ouvriers et les employés. En outre, l'aspect économique direct joue moins dans leur décision de s'absenter ou pas. Les précaires (CDD, intérim, stagiaires...) et, plus généralement, les personnes en difficultés financières sont les plus sensibles à la prise en charge des jours de carence. Or, ils sont surtout présents dans les PME, où la prise en charge des jours de carence est plus rare que dans les grands groupes. C'est ainsi que les travailleurs les plus pauvres sont plus enclins au surprésentéisme que la moyenne. En ne pouvant pas se permettre de s'absenter, ils mettent ainsi à mal leur santé à moyen terme.
Pourquoi y a-t-il peu d'enquêtes scientifiques sur l'absentéisme en France ? Parce que ce sujet intéresse peu les chercheurs français. Pour les professeurs de gestion, il s'agit d'un sujet RH considéré comme peu noble, moins valorisant que d'autres sujets (la gestion des talents, la gestion des compétences...). Les spécialistes de la santé au travail (Clot, Dejours, Pezé, Hirigoyen, de Gaulejac...), eux, préfèrent mettre l'accent sur les phénomènes "nouveaux" et plus spectaculaires (suicides, burn-out, harcèlement...). Malheureusement, les organismes publics tels que la Dares et l'Insee s'intéressent peu, eux aussi, à l'absentéisme. Si bien qu'on manque d'études fiables sur de grands échantillons.
En outre, les DRH français craignent de s'attaquer à l'absentéisme de peur de dégrader le climat social.
En revanche, de très nombreuses études sur l'absentéisme ont été menées en Amérique du Nord et en Europe du Nord.
Pourquoi tant de passion autour des jours de carence ? Les débats sur l'absentéisme font la part belle aux croyances, mythes, caricatures, rumeurs, exagérations, fantasmes, etc. Les généralisations hâtives vont bon train : chacun connaît un collègue qui semble avoir des arrêts maladie abusifs et imagine que ces cas sont légions. Or il faut se méfier de ses impressions : certaines maladies sont invisibles : le collègue qui semble avoir des arrêts maladie de complaisance est peut-être réellement malade.
Les managers et les DRH sont les premiers à colporter des propos dignes du café du commerce car ils ont besoin de boucs-émissaires. L'existence (supposée) de salariés tire-au-flanc permet de se dédouaner de chercher les vrais causes de l'absentéisme (mauvaises conditions de travail, politique RH inadapté, déficience du management...). En renvoyant l'absentéisme à des abus individuels au lieu de chercher les causes de ce phénomène collectif, ils font la politique de l'autruche.
L'absentéisme renvoie aussi à des questions morales, au déclin supposé de la valeur travail et à la générosité du système social français. D'où l'irruption des passions politiques dans le débat.