Compétitivité - emploi : même en droit, la parole a-t-elle perdu sa valeur ?
Le Monde.fr | 23.04.2012
Par Camille Kouchner, maître de conférences à l'Université Paris Descartes
Lors de son allocution télévisée du 29 janvier dernier, le président Nicolas Sarkozy annonçait la mise en place d'instruments visant à renforcer la compétitivité des entreprises et le développement de l'emploi. Le lendemain, M. Fillon envoyait une lettre aux partenaires sociaux leur donnant deux mois pour faire aboutir "une négociation nationale interprofessionnelle sur la définition d'un cadre juridique approprié pour des accords dits de "compétitivité -emploi".
Selon le premier ministre, ces accords d'entreprise permettront l'émergence de nouveaux "mécanismes d'ajustements temporaires". Plus précisément, il est demandé aux partenaires sociaux de concéder que, dans les temps de crise, soit instituée par voie collective une hausse de la durée du travail sans augmentation de salaire, ou une baisse du temps de travail sans maintien de rémunération pour le salarié. Le gouvernement tenterait-il, en réalité, de faire reposer sur les partenaires sociaux la charge d'aménager les conditions d'application d'une convention collective moins favorable au salarié ?
A première vue, une telle mesure ne surprend pas. Elle s'inscrit dans un ensemble de décisions qui ont toutes pour but d'alléger les charges des employeurs sans apporter aux salariés la moindre garantie à court ou moyen terme (TVA sociale, maintien de la défiscalisation des heures supplémentaires, etc...).
Mais à y regarder de plus près, ce projet de "pactes de compétitivité" paraît plus que critiquable. D'abord, il contrevient à une valeur essentielle du droit du travail : celle du respect de la parole donnée au salarié. Ensuite, il induit une neutralisation du pouvoir des syndicats.
L'édification du droit du travail repose sur une idée simple : contrairement à bien d'autres conventions, le contrat de travail est un contrat inégalitaire. Le demandeur d'emploi n'est pas en mesure de discuter aussi librement de ces clauses que ne le feraient deux commerçants entre eux. Qu'on l'approuve ou non, la philosophie du droit du travail, sa justification même, réside dans la prise en considération d'une telle inégalité et la quête d'une correction de ce déséquilibre originel.
Ce postulat fonde également les relations collectives de travail. La convention collective a pour vocation de permettre aux salariés de conquérir collectivement ce qu'ils ne peuvent obtenir individuellement. Partant, en vertu de l'essentiel principe de faveur, les dispositions de la convention collective se substituent de plein droit à celles d'un contrat de travail moins favorable. A l'inverse, les clauses de la convention collective ne peuvent trouver application si celles du contrat de travail s'avèrent plus favorables au travailleur.
Dès lors, par application de ce principe de faveur, l'accord de "compétitivité emploi", prévoyant une augmentation de la durée du travail, ou une baisse de la rémunération, sans autre contrepartie que l'hypothétique maintien de l'emploi, devrait normalement être paralysé par les dispositions plus favorables du contrat de travail.
En réalité, la mesure de compétitivité-emploi ne pourra s'appliquer qu'à la condition que le salarié, seul juge de ses intérêts, l'ait acceptée. En effet, selon la jurisprudence de la Cour de Cassation : "l'instauration d'une modulation du temps de travail constitue une modification du contrat de travail qui requiert l'accord exprès du salarié". Or, la réforme des conditions de représentativité n'ayant pas fait d'eux les mandataires des travailleurs, les syndicats ne signent pas pour les salariés. Même accepté par un syndicat, un accord de compétitivité-emploi ne peut s'analyser comme une modification du contrat de travail acceptée par le salarié.
Pour être efficace, la proposition du président Sarkozy implique donc qu'il soit passé outre la volonté du travailleur récalcitrant. Or, seul un texte de loi pourrait permettre un tel contournement. Le gouvernement ne s'y est pas trompé : un amendement adopté en seconde lecture par l'Assemblée Nationale, le 31 janvier dernier, prévoit déjà que "la mise en place d'une répartition des horaires sur une période supérieure à la semaine et au plus égale à l'année prévue par un accord collectif, ne constitue pas une modification du contrat de travail". Reste au Sénat de se prononcer.Dans un tel contexte, loin de leur être favorable, l'invitation lancée aux partenaires sociaux constitue, en réalité, une tentative d'instrumentalisation. Le gouvernement, outre le fait qu'il ne respecte pas la lettre du texte prévoyant qu'il leur revient de décider du temps nécessaire pour négocier, prend les syndicats au piège.
Fondant son futur texte sur la reprise de l'accord national interprofessionnel qu'il tente de faire signer, le gouvernement aspire à se prévaloir d'un aval fictif des salariés, par le biais de syndicats qu'il tente pourtant de court-circuiter.
Il ne faut pas s'y tromper : contrairement à ce que soutient M. Fillon, le gouvernement ne cherche aucunement à valoriser le dialogue social. Il vise surtout à donner une légitimité plus forte à la loi qu'il doit faire adopter.
La mise en place d'un accord de compétitivité-emploi postule que la volonté individuelle, celle par laquelle le travailleur comme l'employeur s'engagent et qui trouve son fondement dans le respect de la liberté contractuelle, n'a désormais plus aucune valeur. Etonnant pour un président qui, pour se faire élire, déclarait en 2007 : "J'ai l'ambition de créer une nouvelle relation avec les Français qui repose sur deux mots : confiance et respect, confiance en la parole donnée et respect de chaque Français pris individuellement". Gageons que le Sénat, majoritairement à gauche, ne s'y trompera pas, et que les syndicats sauront comment se saisir de ce sujet, avant d'en perdre totalement la maîtrise.